LES JESUITES EN CORSE AU XVII SIECLE
Une mission à Barrettali et Canari

A Cronica n°9
Mai 1995

 

Cet article est extrait de la revue " l'Eglise en Corse " (n°4 du 15 février 1922). Son auteur, l'abbé FJ Casta nous a donné l'aimable autorisation de la reproduire dans notre revue A Cronica n°9 de Mai 1995. Nous l'en remercions. Merci aussi à Mme Morando de Canari.
La rédaction.

A partir du généralat du P.Carata (1646-1649) les "relazioni" des missions populaires se sont multipliées, et les archives de la Compagnie de Jésus renferment, nous l'avons dit, une mine inépuisable. De cette masse considérable j'en extrais une seule. Elle relate la mission qui eut lieu dans les paroisses de Barrettali et Canari, au diocèse de Nebbio, alors que le P. Giacomo Maria Gritta était supérieur du collège de Bastia. Elle n'est pas datée, mais certains recoupements permettent de la situer sous l'épiscopat de Mgr Giovanni Mascardi (1621-1646), peut-être en 1638.

 

La mise en route

C'est donc à la demande de l'évêque de Nebbio qu'ils se mettent en route. Ils partent de Bastia le mercredi 1er juin, et sont de retour le mardi l4 juin, bien que le règlement ne prévoyait les missions qu'au mois de mai, avant que ne viennent les chaleurs.

Mgr Mascardi leur fit préparer des chevaux pour franchir les vingt-cinq milles à parcourir. Mais les bons pères refusèrent. Ils voulaient, ne serait-ce que pour l'exemple, entreprendre ce déplacement à la manière des apôtres, c'est-à-dire, partie par mer, partie à pied. Bien que cet itinéraire fut plus long que celui qui leur était proposé par le col de Teghime, Barbaggio, Patrimonio et Nonza. L'évêque de Mariana les fit conduire par sa gondole personnelle jusqu'au mouillage de Santa Severa. Puis ils gravirent la montagne sous un soleil tantôt découvert, tantôt voilé pour arriver à Barrettali à onze heures du soir.

Le soir même de leur arrivée ils font sonner la cloche pour rassembler la population à l'église afin d'y réciter les litanies de la SainteVierge pour lui demander de tout cœursa protection dans l'heureux déroulement de la mission. Au moment de les renvoyer, les missionnaires leur demandent d'avertir parents et voisins pour que, dès le lendemain jeudi, ils soient de bonne heure à l'église, afin d'écouter la proclamation de l'indulgence plénière accordée à la mission.

Le jeudi 2 juin, les admonitions adressées après la messe visent à les persuader de l'inestimable trésor qui peut résulter de la mission. A partir de là on peut suivre point par point, et avec une grande régularité, le déroulement de la méthode Acquaviva. Les confessions commencent par celle d'un bon vieillard de quatre-vingt-dix ans. Il voulait se préparer à une pieuse mort par une confession générale. Toute sa vie il eut une très grande dévotion envers "la très grande Mère de Dieu". Il fut d'une très grande générosité envers les pauvres.

Le vendredi 3juin, les Pères se rendent de bon matin à Minerbio où ils eurent à réformer certaines déviations concernant la doctrine chrétienne, parmi lesquelles ils relèvent "les invocation au démon". Dans les Constitutions de Mgr Castagnola évêque de Nebbio (1512-1520), en lisant le chapitre consacré aux "magonie " on aurait pu croire à quelque exagération de sa part, le soupçonnant même d'appliquer à son diocèse ce qu'il avait pu observer en son pays d'origine.

Ce commerce avec le démon sera hélas bien constaté une semaine plus tard à Canari, lorsqu'un vieillard venu se confesser attendait les Pères, animé d'un grand désir d'être délivré des mains du démon qui le tentait gravement et le poussait en permanence à se pendre de désespoir. Depuis neuf ans déjà il vivait "en état d'excommunication" pour commettre comme il disait, les péchés les plus divers et les plus exécrables. Ainsi pour guérir les maladies il usait "de paroles superstitieuses et impies". Néanmoins, il affirmait ne pas s'être lié au démon par quelque pacte que ce soit.

De plus, lorsqu'il s'est agi d'" abus pervers " en matière de morale spéciale on y rencontre la pratique de certains maléfices pour rendre la procréation impossible, et dénoncés par Mgr Castagnola. De plus il s'accusait de quantité d'autres péchés gravissimes qui ne l'avaient toutefois pas empêché d'aller recevoir la communion. Mais la dernière fois qu'il avait communié en cet état, il lui sembla "ressentir une très ardente flamme qui lui brûlait la bouche et même l'estomac" ce qui le plongea dans l'épouvante. C'est pourquoi il décida de changer de vie en priant instamment le Seigneur de lui accorder le temps et l'occasion de se confesser entièrement et d'accomplir la pénitence qui lui sera imposée pour ses gravissimes péchés. Aussi purifia-t-il son âme "par une bonne confession générale toute remplie de larmes amères".

Toujours à Canari, le matin même de leur arrivée, une personne venait de décéder. L'occasion fut saisie par les prédicateurs qui, selon leurs propres termes, leur permit " d'exagérer un peu l'effroi causé par ce formidable passage à la meilleure vie et dont dépend toute l'éternité. Comment, dès lors, pourrait-il dormir celui qui irait se coucher en état de péché mortel". L'effet de la prédication ne se fît point attendre pour que s'approchât du confessionnal, "un homme qui avait grand besoin de la grâce du Seigneur Dieu". " Padre, dit-il, je désire soulager mon âme parce que je me sens pris de terreur, et si je mourrais cette nuit j'aurais mérité une éternité dans les tourments pour avoir vécu plusieurs années dans le péché".

Au milieu de tant de désordres, déjà condamnés par l'évêque d'une façon très ferme sans avoir pu y remédier entièrement, les Pères ont pu noter " que la grâce de Dieu a fait changer les comportements d'autant plus que maintenant ils veulent réfléchir avec des yeux grands ouverts à la lumière du ciel. (... ) Un grand coup a été porté à la dureté des coeurs qui contemplent trop les choses de la terre. Avec le changement des moeurs un rayon de lumière s'est allumé par la suite grâce à l'imitation de quelques exemples d'édification " .

 

Exemples d'édification.

Parmi les événements dignes d'être conservés dans les mémoires à titre exemplaire, les Pères en citent deux. Le premier eut lieu à Barrettali le vendredi 3juin. Tous les hommes avaient été invités à se rassembler, à vingt-trois heures, en l'oratoire de la confrérie de Santa-Croce, où est vénéré avec grande dévotion un crucifix très ancien et très miraculeux, les populations y accourent de tous les coins de Corse et même de Terre ferme. En son honneur on formule des voeux, mais on ne manifeste pas beaucoup de reconnaissance envers la passion de notre Rédempteur.

Après l'examen de conscience, l'exhortation à faire pénitence fut reçue selon la coutume de l'époque par "une abondance de pleurs et larmes de componction", l'assistance fut invitée à réciter la "Corona delle Cinque Piaghie" pour demander à chacune de ces plaies quelque grâce particulière dont cette population a le plus grand besoin, plus spécialement à la plaie du côté du Christ, afin qu'il' nous libère de l'amour diabolique et de la haine perverse que l'on porte aux créatures. Ce point si mportant est rappelé juste avant la bénédiction. A ce moment, il y en eut parmi tant d'autres, qui demandèrent pardon, "non seulement à Dieu, mais aux présents et aux-absents, du mauvais exemple qu'ils ont donné jusqu'à présent". Pour terminer tous protestèrent, résolument et publiquement de leur volonté d'un "changement de vie".

Le second cas, très remarqùable, lui aussi, fut celui de " trois ou quatre vauriens" qui, de l'avis de tous sur cette terre de Canari, sont de moeurs très dissolues. Ils se sont réunis pour changer immédiatement de conduite. De fait, ils sont devenus exemplaires. En effet, ils se sont présentés, les premiers et les plus fervents, à tous les exercices de piété qui étaient proposés. Ils ont même servi de guide, et avec beaucoup de zèle, pour en convertir beaucoup d'autres.

En toute vérité on peut dire d'eux, et avec mille remerciements au Seigneur. " Haec mutatio dexterae excelsi ", "ce changement est du à la main du ciel".

Que dire enfin, de celui-ci qui, ayant sombré dans un épouvantable fatras de vices en se maintenant dans une haine mortelle envers des tiers. Non seulement il causait un tort considérable à beaucoup de gens, mais provoquait un immense scandale au sein de la confrérie.

Mais voilà que pour une multitude d'autres péchés, il n'avait point accompli de pénitence, aussi en reçut-il une qui, en tout et pour tout, consistait en la récitation d'un Pater et d'un Ave Maria. De quoi il s'étonnait beaucoup. Aussi interrogea-t-il le Padre sur les raisons d'une aussi faible pénitence. Il lui fut répondu que s'il ne voulait l'accomplir dans cette vie, il lui faudrait à son désagrément, en faire une beaucoup plus lourde dans l'autre vie.

Il répliqua qu'il était prêt à accomplir n'importe quelle pénitence qui lui serait imposée. En désespoir de cause, le Padre lui demanda de faire la pénitence que le Seigneur inspirera à son coeur. Le pénitent dit qu'il se sentait le courage d'aller, publiquement et généreusement, à la rencontre des deux hommes envers lesquels il maintenait une inimitié, pour leur demander pardon.

De plus, il était prêt à se rendre, le matin suivant, à la confrérie de Santa Croce, pour demander publiquement pardon à tous, du scandale qu'il avait donné en troublant l'ordre et la paix de la communauté. Et comme il fut répondu qu'il n'avait qu'à le faire, il le mit à exécution et le matin de bonne heure, il retourna pour se réconcilier. Il dit ne pas avoir dormi de la nuit, à cause du tracas que lui avait causé la pénitence aussi légère qui lui avait été imposée, alors qu'il aurait volontiers exécuté celle qu'il proposait, afin de changer de vie.

 

De la conversion intérieure au socio-religieux.

Si l'on veut bien retenir que, tel jour, les missionnaires ont prêché sur les trois péchés, on pressent déjà comment au delà de la conversion intérieure et personnelle, on débouche sur le socio-religieux. Les trois péchés. qu'est ce à dire ? A la première semaine des Exercices spirituels, on est invité à considérer successivement le péché des anges, le péché d'Adam (ou péché originel) et les péchés actuels. Avant d'être une réalité individuelle, le péché est donc une réalité collective, étendue à l'ensemble de la création figurée par les anges. et à l'oeuvre depuis les origines de l'humanité, que figure le péché d'Adam.

Cette histoire du péché, c'est l'histoire de notre propre péché. Aussi la prédication invitera-t-elle l'homme pécheur à demander à Dieu de savoir reconnaître que l' "ordre est perverti" et qu'en conséquence, pour sortir de cette histoire de mort " nous nous ordonnions droitement selon Dieu. Ainsi l'on voit à quel point la communauté tout entière est solidaire lorsque le bon fonctionnement des relations interhumaines étant perverti, conduit à la mort. Dans un mouvement inverse, lors des réconciliations la communauté redevient partie prenante.

Les missionnaires feront prendre conscience de l'importance de cette solidarité, en l'organisant Lorsqu'ils eurent connaissance de l'extrême pauvreté où se trouvaient les différents hameaux composant la communauté de Canari où en ces derniers mois, il y eut trente morts, dont beaucoup parmi eux, pour n'avoir pas eu de quoi se nourrir. Les Pères ont alors estimé opportun que la population délègue publiquement quelqu'un sous le nom de "procureur des pauvres", afin qu'il puisse "recueillir des aumônes dans les hameaux". Ceci constituerait un commencement avec l'aide en argent envoyée, pour de semblables oeuvres de charité par une personne de Terre ferme, remplie de zèle pour la gloire de Dieu et le salut du prochain.

Cette personne, par son exemple a très opportunément réussi à stimuler les autres, tel ce riche, pour soulager la misère présente des plus nécessiteux. A la suite de quoi l'évêque de Nebbio publia un édit à cet effet. Il voulut y contribuer lui-même, en envoyant une large et libérale aumônes.

Fin de la mission et retour à Bastia.

 C'est sur cette initiative, visant à faire prendre leurs responsabilités aux habitants, que la mission se terminait à Canari le 12 juin. Les pères "emportaient avec eux le coeur de toutes ces bonnes gens qui, à l'occasion de ce départ manifestent leurs sentiments en les invitant à revenir sous peu, pour leur prêcher le carême, disant que leurs prédications ne sont pas comme celles de beaucoup d'autres, car ils avaient bien compris ce par quoi avait passé leur âme.

Ils bénissaient unanimement le Seigneur pour l'occasion qu'ils avaient eu d'assurer leur salut éternel".

Ils prirent donc la montagne en direction de Nonza. L'ardeur du soleil et la réverbération des rochers et de la mer voisine se faisant durement sentir. Ils se mirent à prier pour le "rafraîchissement" refrigerio. des âmes du purgatoire. Lors d'une halte à Nonza, reçus par le prêtre Pietro de Nobili, ils firent leurs dévotions à "Sainte Julie, splendeur et protectrice de la Corse".

De Brescia, où se trouve son corps, ils obtinrent "une partie de ses reliques" grâce à l'intervention du Serenissimo Gio Tomaso Raggi, afin que nous puissions les vénérer en même temps que celles, que nous possédions déjà dans notre église de Sainte Dévote, toutes deux patronnes de la Corse. Le matin après la messe célébrée en l'église titulaire de Sainte Julie et avoir recomnandé à son intercession le salut du royaume de Corse "ils continuèrent leur voyage par mer en direction de Patrimonio, où ils saluèrent le vicaire épiscopal. Après avoir pris quelque rafraîchissement. ils acceptèrent l'offre qui leur était faite d'un guide et d'un cheval pour porter leurs affaires. Ils furent reçus avec grande joie par le curé de Barbaggio dont la paroisse avait bénéficié quelques mois auparavant d'une mission des Pères jésuites de Bastia.

Le matin du mardi 14 juin ils atteignirent les sommets de la montagne de Barbaggio en méditant sur l'évangile du jour qui tombait fort à propos: "Duc in altum - conduis-nous sur les sommets".

Halte au sommet, où une grande croix avait été érigée vingt-et-un ans plus tôt par le Père Carlo Pallavicino. Après avoir admiré la très belle vue sur la mer de Ligurie d'un côté, où au loin on apercevait la Bastia et de l'autre celle qui s'étend vers le golfe du Lion...

Abbé F. J CASTA

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